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Enki Bilal

Biographie

Enki Bilal publie sa première histoire en 1972, Le Bol maudit, dans le journal Pilote. Son premier album, La Croisière des Oubliés, sur un scénario de Pierre Christin paraît en 1975 au Humanoïdes Associés. Avec le même scénariste, il signera entre autres les Phalanges de l’Ordre Noir (1979) et Partie de Chasse (1983) chez Dargaud. C’est en 1980 qu’il débute dans Pilote la trilogie Nikopol, qui lui apportera la reconnaissance du public et des critiques. En 1987, il reçoit le grand prix du festival d’Angoulême. En 1998, le premier volume de sa nouvelle trilogie Le Sommeil du Monstre paraît, suivit en 2003 par 32 décembre. Enki Bilal s’intéresse aussi au cinéma, il a réalisé en 1989 son premier long métrage : Bunker Palace Hôtel. Tykho Moon en 1997 et Immortel en 2004 (libre adaptation de son album la Foire aux Immortels), témoignent de sa passion pour le 7ème art. Il vit aujourd’hui à Paris.

Contributions de Enki Bilal

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Explication de texte d'Enki Bilal

Explication de texte d'Enki Bilal, à propos de "Julia & Roem" (Casterman)

Je me suis fait mon propre casting shakespearien.
Je me suis concentré sur ce qui m’intéressait dans la pièce.

Marqué par l’adaptation cinématographique du Mac Beth (1971) de Roman Polanski et par la liberté créatrice du chorégraphe Angelin Preljocaj avec qui il avait collaboré sur le ballet de Roméo et Juliette en 1990, Enki Bilal s’est senti très libre de revisiter le mythe shakespearien de l’amour impossible.
Les noms des personnages de Julia et Roem, à peine décalés, assument la référence au dramaturge anglais du 16e siècle, l’intrigue suit celle de la pièce, mais Enki Bilal a pris des libertés littéraires et stylistiques. Par exemple, les racines de la haine entre les deux maisons familiales (les Capulet et les Montaigu) ont été laissés de côté. L’auteur s’est aussi amusé en créant pour Julia une famille recomposée.

Il fallait changer la fin, que Shakespeare me pardonne.

Sans révéler le dénouement, Enki Bilal s’est amusé avec l’épilogue final. Dans la pièce originale de William Shakespeare, les deux jeunes amants se donnent la mort. Or, cette tragédie réconcilie les deux familles ennemies, les Capulet et les Montaigu. Dans l’œuvre d’Enki Bilal, nulle réconciliation sur fonds de mort. Certes, deux personnes meurent, mais la fin est digne d’un film hollywoodien… Avec cette morale revigorante : et si c’était l’amour qui pouvait sauver la Terre, donc l’Homme.

L’idée d’intégrer du texte original de Shakespeare est venue au fil du récit.

Rompant avec les méthodes traditionnelles de la bande dessinée (scénario, story-board, etc.), Enki Bilal a construit son histoire au fur et à mesure, avec l’idée sous-jacente d’une fin heureuse.
Puis peu à peu, alors que l’auteur construisait son récit, les citations directes de Roméo et Juliette se sont imposées. Roem se met à réciter des vers de la pièce. Lawrence, l’aumônier militaire comprend que tous les personnages (y compris lui-même) rejouent un remake de la tragédie.
En ce sens, Enki Bilal est fidèle à la dramaturgie shakespearienne puisque chaque personnage dans la pièce originale se voit attribuer une forme poétique particulière qui évolue au fil de l‘intrigue.

Lawrence, c’est moi. Nous sommes deux à être dans le secret...
Mais je suis le manipulateur.

Dans la pièce de Shakespeare, Frère Laurent est le confesseur de Roméo, celui qui essaye d’empêcher l’irréparable : le suicide du jeune homme. Personnage ambigu, il tient plus de l’alchimiste que du moine. Dans l’album d’Enki Bilal,
Lawrence également ecclésiastique est le narrateur. Il est à la fois celui qui donne le rythme du récit et qui découvre la pièce en train de se jouer. Mais derrière le personnage de Lawrence, Enki Bilal est bien le grand ordonnateur de cette histoire.

Lawrence, l’ecclésiastique, représente les trois confessions, juive, musulmane et chrétienne. C’est un généraliste de la religion.

Aumônier militaire, circulant à bord d’une antique Ferrari, Lawrence est un drôle de paroissien, puisque, dans ce monde post-apocalyptique, il incarne à lui seul les trois religions monothéistes. Sur son corps et son front sont tatoués la croix chrétienne, le croissant de l’Islam et l’étoile de David.
Pour Enki Bilal, Lawrence est un généraliste de la religion, qui avant le Coup de Sang, était mandaté par l’ONU.

Julia et Roem est le deuxième volet d’une trilogie. Animal’z traitait de l’eau. Julia et Roem évoque la terre…

Après les phalanges obscurantistes, les tyrannies politiques ou religieuses, Enki Bilal traite dans Julia et Roem de la «planétologie », comme il le dit lui-même. De ce que l’Homme fait subir à la Terre, de son rapport avec la nature, avec l’ordre animal.
Tout comme dans Animal’z, un western moderne, la Terre, telle que nous la connaissons, a disparu dans un Coup de Sang. Les rares survivants partent en quête de zones épargnées. Dans Animal’z, les naufragés climatiques naviguent sur des océans salés à la recherche de points d’eau potable. Dans Julia et Roem, des survivants se retrouvent dans un hôtel, leur Eden.
Cependant, Julia et Roem n’est pas la suite d’Animal’z.
Enki Bilal n’a pas voulu reprendre les personnages du premier tome de cette trilogie.
Les deux histoires pourraient d’ailleurs se dérouler en parallèle, après le Coup de Sang.

Je n’ai pas voulu montrer l’Apocalypse. L’actualité s’en charge suffisamment depuis quelques temps…

Animal’z, tout comme Julia et Roem se situent après l’Apocalypse, après ce qu’Enki Bilal a appelé le Coup de Sang, une réplique de la Terre à l’Homme.
Alors que dans Animal’z, le gris-bleuté dominait (caractérisé par un papier spécifique qui a fait l’objet d’un casting de la part de l‘auteur), le monde décrit dans Julia et Roem est un désert mouvant, traversé par des vents de sable, dominé par les tons ocres (d’où cette fois-ci le choix d’un papier dans ces tonalités). Le flou sur l’Apocalypse est volontaire: Enki Bilal n’a pas voulu montrer le cataclysme en train de se produire. Dès lors, toute l’action se concentre dans un palace en déliquescence émergeant d’une terre gorgée de pétrole.

J’aime bien l’idée qu’après le Coup de sang de la Terre, même après la disparition physique des livres, des films, des peintures, il reste une trace des plus grandes œuvres de l’esprit humain, une trace dont le dépositaire est la planète elle-même…
D’où cette intrusion shakespearienne.

Peut-être que la folie de Lawrence (ou pas) est précisément là. Dans ce sentiment que la Terre a cette capacité de manipulation, de recomposition. Dans ce cas, quoi de plus universel et bouleversant que le théâtre de Shakespeare, où s’exprime l’éventail des passions humaines, avec happy end en prime ?

J’ai pris énormément de plaisir à réaliser cette histoire. J’essaie de profiter de ma liberté en donnant à l’écriture une plus grande place…

Après Le Cycle du Monstre, Enki Bilal avoue être sorti éreinté. Mettant de côté l’ex-Yougoslavie, les tyrannies et les obscurantismes, il a retrouvé le plaisir de la création en s’exonérant de l‘étape de l’encrage, dans Animal’z, tout d’abord, puis dans Julia et Roem. Travaillant directement au crayon, il retourne à l’origine noble du dessin.
S’il s’est affranchi des codes traditionnels de la bande dessinée, il avoue un penchant prononcé pour la littérature et un goût de plus en plus certain pour l’écriture. Pour notre plus grand plaisir.


Enki Bilal était l'invité de La Galerne le 27 novembre 2014 pour évoquer son œuvre et parler de son album "La couleur de l'air" (Casterman).